Avant-après les années 2000, quelle mutation depuis la ville franchisée ?

Les anciens constats : l’explosion urbaine et la ville franchisée

  • 50 000 hectares en moyenne sont artificialisés chaque année entre 1948 et 2006*.

  • 50 000 ha/an qui se répartissent essentiellement entre 36% liés à l’habitat contre 50% liés aux équipements, à l’activité, au commerce*.

  • Mais entre 1992 et 2004, l’artificialisation liée à l’habitat (et seulement individuel de surcroit) s’était accélérée pour atteindre 50% du total des surfaces artificialisées pendant la période. **

Ce constat d’explosion de l’étalement urbain notamment du au pavillonnaire avait alerté le monde de l’urbanisme dans les années 90 au début des années 2000 donnant entre autre naissance à la loi SRU. Un peu plus tard en 2004, Ville Franchisée, analyse éclairante de David Mangin avait montré les différents modes de production de la ville contemporaine avec notamment ces schémas repris partout : les infrastructures viaires supports de développements autocentrés et fonctionnalisés. Le concept est encore aujourd’hui très vivace. Cité dans de nombreux ouvrages, la Ville Franchisée fait relativement autorité en tant que concept et en tant que critique de la ville contemporaine.
Toutefois, l’ouvrage de Mangin a 10 ans déjà et on est en droit de se demander si la tendance n’a pas évoluée depuis. De nombreux événements ont ponctué le début des années 2000, ont modifié le développement des villes, au premier rang desquels la loi SRU au niveau national, qui incitait à plus de densité et plus de mixité (sociale, fonctionnelle), et l’ANRU, bien sûr…

La photo aérienne comme nouvel outil d’observation (et de jeu)

Par ailleurs, depuis 2004, en plus de l’expérience visuelle de l’urbaniste au niveau du sol, des outils majeurs ont fait leur apparition : le big data et la photo aérienne permettant de comparer des époques différentes, en libre accès et couvrant tout le territoire (Googleearth, Géoportail, etc.). En quelques articles et en se servant de ces outils et des chiffres INSEE accessibles, posons la question en quelques articles : Que s’est il “réellement” passé dans les années 2000 ?
Bien sûr, ces articles n’ont pas pour prétention de constituer un atlas exhaustif de l’urbanisme des années 2000 sur l’ensemble du territoire, mais plutôt d’une prise de recul par rapport à ce que n’importe qui pourra voir, en allant lui-même sur GoogleEarth et en comparant les photos prises entre 2000 et 2010.

*Habitat et ville - Quinze questions et controverses, Bernard Coloos, 2010, éditions de l'Aube, p.179-180. *Le cauchemar pavillonnaire, Jean-Luc Debry, 2012, éditions l'Echappée, p.17 et 158. ***La ville franchisée, David Mangin, 2004

Ci-dessous : Bordeaux le Lac entre 2003 et 2011

Les années 2000 : le logement entre croissance fractale et programmation control-freak

Finalement à quoi s’attend-t-on quand on pense à la question du logement dans les années 2000 ? Un peu d’ANRU et une marée pavillonnaire (et de zones commerciales qualifiées de “moches” par Télérama) visibles du ciel et soutenus par des chiffres éloquents montrant combien la partie se jouerait loin de l’urbanisme “des urbanistes” ?

L’exemple de Sénart entre 2001 et 2009

Regardons donc d’abord un peu les chiffres et notamment ceux du logement :

De prime abord la suprématie de l’individuel et la chute de construction post-crise de 2008 sautent aux yeux. Mais en regardant de plus près, au cours des années 2000, la courbe des logements collectifs en passant de 122 000 logts/an en 2003 a 193 000 en 2007 a quasiment rejoint celle de l’individuel qui passait de 201 000 à 236 000 dans le même temps. Post-crise, ce rapprochement s’est maintenu en conservant un écart de 30 000 logts/an constant entre les deux courbes.
Cela veut-il dire que l’expansion pavillonnaire a été stoppée ? Non, mais cela montre peut-être un changement dans le développement urbain. Quel serait ce changement, tenant compte de la décentralisation et surtout de la loi SRU ? Que voit-on sur les photos aériennes ?

Eh bien comme on le voit plus en détail dans les photos ci-dessous, contrairement à ce qu’on pourrait penser, il est difficile d’observer des projets “monoprogramme” pavillonnaires comme celui de Sénart au cours des années 2000. Bien sûr il en existe encore quelques-uns en grandes banlieues de grandes métropoles, mais rien de comparable aux années 80 et 90.
Ce qu’on observe assez facilement en revanche et qui est plus intéressant, c’est l’accroissement du mitage dans le péri-urbain au contact du monde agricole : sur la base de trames agricoles et de l’implantation de fermes et de villas plus moins isolées, une arborescence de micro-projets s’est constituée (division de fond de parcelle, micro-lotissements, etc) aboutissant à un tissu d’impasses et de branches ayant bien des similitudes avec une croissance fractale (par exemple : une maison isolée permet la construction de deux autres maisons, qui permettent chacune la construction de deux autres maisons, etc.) .

Exemples de ces croissances fractales :
Aix-en-Provence – 2002 -> 2011

Saint-Genis-Laval – 2002 ->2011

L’ANRU et les grands projets de renouvellement urbain : symboles des années 2000

Mais ce n’est évidemment pas le seul vecteur de développement du logement dans les années 2000. Car c’est à cette époque qu’entrent en scène le renouvellement urbain au sens large, les projets de reconversion de friches urbaines et de casernes désaffectées, les nouveaux quartiers de gare et les projets ANRU qui sont bien visibles en photos aériennes. Cet urbanisme nouveau, fondé sur des concepts relativement proches les uns des autres ou qui se complètent (la ville passante de Mangin, le bocage urbain et l’îlot ouvert de Portzamparc, le remodelage de Castro, la résidentialisation de Panerai) est probablement a l’origine du rapprochement de courbes mentionné plus haut entre logements collectifs et pavillonnaires. Au prix d’un important effort d’ingénierie, de conception et de montage, on a réussi à faire de la ville souvent plus dense, plus qualitative, plus intégrée et moins dispendieuse d’espaces agricoles (cf article du ministère montrant l’impact du pavillonnaire sur l’étalement urbain). Ouf. Mais quel rapport entre les deux modes de production ? Quand on voit la façon dont se développe le mitage, n’y a-t-il pas un peu une forme d’ironie à s’affairer comme nous le faisons tous, comme des control-freaks, sur les projets de renouvellement urbain ?…

Boulogne sur mer – Projet ANRU du quartier Transition – 2002 ->2011

Angers – Caserne Desjardins – 2002 ->2012

L’activité : Un type de programme épargné par l’intention de densité dans sa version entrepôt.

L’activité, comme on le pense souvent en matière de programmation urbaine, ne se résume pas au commerce et au bureau. Comme on le voit ci-dessous, au cours des années 2000, la construction de locaux non résidentiels s’est constituée à 28% de locaux industriels et d’entrepôts, à 21% de locaux de commerce et d’artisanat, et seulement 14% de bureaux.

Même si la question de la sur-offre dans l’immobilier de bureaux se pose (et fait partie d’un autre débat) il est clair que l’urbanisation ne se fait pas uniquement via les programmes de bureaux. La logistique et la distribution sont prépondérantes.

Or, lorsqu’on regarde de plus près les grandes opérations d’urbanisation à dominante de programmes logistique et de distribution et répondant à une demande croissante de ces secteurs vitaux pour l’économie, on observe d’impressionnantes nappes d’artificialisation, tournées vers l’optimisation de l’accessibilité du fret. En voici quelques exemples, dont celui, éloquent du Val Bréon à Châtres (zone logistique dont la taille est presque 2 fois plus grande que l’ensemble du quartier des Docks de Saint-Ouen, anciennement industriel). Ces exemples, rapportés à l’intention de densité prédominante depuis la loi SRU posent d’importantes questions de répartition des compétences territoriales. Comment contrôler une stratégie d’urbanisation à l’échelle métropolitaine ? Mais aussi, comment répondre à la demande en entrepôts de taille aussi massive en respectant des ambitions en matière de contrôle de l’étalement urbain ?

Val Bréon – Île-de-France – 2002 ->2010

Le commerce : des disparités mais toujours une dépendance à l’automobile

En dehors des programmes d’entrepôts et de distribution, les projets de commerces ont été nombreux dans les années 2000.  Certains ont porté des ambitions fortes d’accessibilité et de couture vis-à-vis de leur contexte urbain, certains moins (ci-dessous, 2 avatars de ces projets : Odysseum à Montpellier et Atoll à Angers). Par rapport à la question de la continuité de la Ville Franchisée, il est clair que les grandes opérations d’urbanisme commercial ont continué de s’implanter sur les noeuds autoroutiers, axes de consommations privilégiés et rentables. Si Odysseum respecte son contexte et porte un programme de mixité, le cas de l’Atoll d’Angers est éloquent. Dépassant ses objectifs de fréquentation, cette opération est l’expression même de la ville branchée sur autoroute. L’Atoll, une île dans la campagne.
La réussite financière et commerciale de ce projet pose des questions colossales aux urbanistes : comment répondre aux attentes des usagers (qui souhaitent massivement ce type de programme) tout en respectant un idéal de renouvellement de la ville sur la ville ? Quelles sont les caractéristiques clés de ce type d’exemple qui peuvent être ressaisis dans un projet plus mixte en terme d’accessibilité et de programme ?

Angers – Atoll – 2002->2012

Val Bréon – comparé au quartier des Docks de Saint-Ouen à la même échelle

Triangle de Gonesse – 2003 -> 2011

Montpellier – Odysseum – 2004 ->2012

Le bureau et le commerce dans les programmes mixtes

Mais l’activité, c’est aussi le bureau et finissons avec quelques projets bien connus et symboles des années 2000, comportant de larges programmes de bureaux. Ces projets ont à la fois été porté par la manne financière du bureau (tout au moins au début des années 2000) et par des portages politiques forts. Ce sont des projets vitrines, au même titre que Confluence (montré dans le chapitre 2) ou que l’Île de Nantes (non présente dans ces articles).
Leur sur-représentation dans l’imaginaire urbain pose d’ailleurs question lorsque l’on les compare avec les surfaces artificialisées par d’autres types de programmes comme la logistique. Y a-t-il une réelle répartition de l’ingénierie urbaine sur l’ensemble des programmes et du territoire ?

Paris – Masséna – 2001 ->2011

Les années 2000 et la ville Hors-champ (de l’urbanisme)

En 2004, à la sortie de l’ouvrage la Ville Franchisée, rares étaient les grands projets de renouvellement urbain sortis de terre : l’île de Nantes était balbutiante, Confluence à Lyon idem, Euromed 1 n’était pas encore terminé, les projets ANRU étaient encore à l’étude pour les plus avancés d’entre eux. Seuls Euralille, Bercy et quelques projets (qui en inspireront d’autres) étaient déjà là. Bref, on sortait effectivement d’une époque dominée urbanistiquement par les extensions commerciales et pavillonnaires.
Aujourd’hui, tout se passe comme si on avait augmenté la sphère d’influence de la pensée urbaine sur le développement de la ville (avec pleins de projets très maitrisés) mais que les domaines qui ont continué à échapper aux “urbanistes” se sont développés dans de telles proportions qu’ils en sont devenus des phénomènes de grande importance (mitage pavillonnaire, grands ensembles logistiques). Cette ville impensée sur laquelle il est difficile d’avoir prise.

Ces observations nous poussent à distinguer deux types d’évolution :

  • La ville pensée, celle des grands projets, du renouvellement urbain de grands ensembles et des friches industrielles, des nouveaux quartiers de gare, des grandes extensions urbaines. C’est la ville théorisée, la ville des urbanistes.

  • Et la ville impensée, la ville “Hors-champ” des urbanistes concepteurs, celle des immenses parcs logistiques qui se construisent en rase-campagne, des pavillons de fonds de parcelles, la ville des futsal installés bon an mal an dans des anciens entrepôts. La ville qui nous échappe.

La ville hors-champ : ici de nouveau le périmètre de l'opération du Val Bréon entre 2003 et 2009 comparée au quartier des Docks de Saint-Ouen, anciennement industriel à la même échelle

S’il est évident que certaines des grandes demandes auxquelles répondent cette ville Hors-champ sont vitales pour la société (espace vaste pour les activités et la logistique assurant leur bon fonctionnement, leur compétitivité et la bonne santé de l’économie) il en est qui sont discutées depuis de nombreuses années (attractivité du pavillonnaire).
Et de nombreuses questions se posent : Comment concilier les attentes vitales de la ville contemporaine (logistique, qualité de vie) avec les nécessités de densité, de mobilité durable ? Est-il possible de concilier des programmes exigeant et dispendieux en espace comme l’activité et la logistique avec des projets urbains ambitieux et mixtes ? Comment agir sur cette ville Hors-champ ? Quels sont nos moyens d’action ? Autant de questions pour l’urbaniste des années futures.