Eric Rohmer, un cinéaste urbaniste ? Une scène mémorable

Un article de Transfuge n°75  (malheureusement inaccessible gratuitement) le proposait comme thèse : Eric Rohmer était un "urbaniste avant d'être un conteur". Partant de la mise en scène, l'article montrait comment le cinéaste mettait l'espace avant les mots, le lieu avant l'action et comment le site (qui n'était jamais un simple décor) influençait le coeur du récit.

Mais il y a une autre facette à cette théorie : si Rohmer est urbaniste, c'est qu'il a un propos, une culture, un discours sur la ville. Quel est-il ? Etait-il influencé par les idéaux de sa jeunesse dans les années 50-60. Etait-il en marge ? A la vue de quelques uns de ses films, on constate qu'ils portent sur de nombreux sujets de l'urbain : la concertation, l'économie de projet, la politique, l'architecture, l'accessibilité, et même la sauvegarde du patrimoine et de la culture des territoires, presque tout le champ d'étude de l'urbanisme en somme. Trop vaste pour être abordé frontalement dans un si court post et qui ferait d'ailleurs un beau sujet de thèse.

Parmi tout cela, il y a tout de même une scène assez synthétique, et extrêmement riche de contenu, celle (photo ci-contre) de "l'Arbre, le Maire et la Médiathèque" de 1992 où l'instituteur (F. Luchini) discute avec sa femme (F.Etchegaray) à propos du projet de médiathèque qui va animer le sujet du film entier et le village. Voici l'extrait. Passé la première réaction de révolte de l'instituteur ("Il faut supprimer la peine de mort sauf pour les architectes") un peu cocasse on assiste à un plaidoyer de celui-ci pour un urbanisme opposant ville et campagne et qui se fonde principalement sur la critique d'une certaine hypocrisie du système de l'aménagement de l'époque.
Il y a d'abord une remise en cause des mots employés, "c'est « respecteux » alors on ne peut rien faire, on ne peut rien dire. C'est le moindre mal." Remarque pertinente. N'est-il pas vrai qu'on a tous pu assister au galvaudage de certains mots comme "intégration dans le contexte", "penser le projet en lien avec son environnement" qui ne veulent rien dire et qui finalement desservent le projet ?
Ensuite, le même instituteur fait une critique très lucide (surtout pour un film de 1992) du dimensionnement des accès. « Admettons que le bâtiment soit acceptable, qu'il se fonde dans le paysage, admettons ce que tu voudras. Ce que n'est que la partie émergé de l'iceberg. Le problème, ce sont (…) les accès. La France est défigurée par les accès. » On pensera ici au phénomène des entrées de ville, effectivement défigurées dans les années 1990. Mais l'instituteur reçoit finalement l'opposition de sa fille après celle de sa femme, qui lui oppose sa passivité dans le processus de projet et l'obsolescence de son modèle ville-campagne. Deux arguments très pertinents.

Alors où se situe Rohmer dans ce discours ? Précisons d'abord que le film montre aussi largement le point de vue du maire et d'autres protagonistes, éclairant l'ensemble du jeu d'acteurs du projet. Et c'est bien là que se situe probablement la grande modernité du propos urbanistique de Rohmer : il prend en compte l'ensemble des points de vue, montre la nécessité d'une vision de projet, les difficultés politiques, techniques et financières comme la légitimité des revendications locales.
Alors bien sûr, dans le quasi-monologue de Luchini, la voix personnelle de Rohmer n'est sans doute pas très loin et on sent (ne serait-ce que par la fin du film) que ce personnage est soutenu par le cinéaste. Mais malgré tout, dans sa capacité à relier les sujets et à considérer la ville comme un tout dont toutes les parties sont liées mais en mettant au coeur la sensibilité de l'espace, Rohmer pose effectivement un discours d'urbaniste lucide sur son époque, encore pertinent aujourd'hui et une grande source d'inspiration.

Crédit photo :
Couverture - toutlecine.challenges.fr
Illustration - imagedeville.org - le site du festival "image de ville" reliant urbanisme et cinéma